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Carte blanche à Alain Emery
Nabab. Nouvelle noire.
Je ne sors jamais de sous mon parasol. Je dois dire que j’ai une peau extrêmement sensible, d’un rose presque translucide, une peau au travers de laquelle on distingue, sans mal, les méandres de mes veines. Et puis, je l’avoue, j’aime le sentiment d’impunité que l’ombre vous procure.
Surtout quand on a, comme moi pour ses congénères, un attrait d’entomologiste. Je me délecte à les épingler avant de les percer à jour. C’est un plaisir où la persévérance et la délicatesse ont leur place. Je tiens là, justement, deux superbes sujets. Clara et Mario. Ne sont-ils pas merveilleux, elle, avec ses longs cheveux blonds, ses yeux verts en amande ; lui avec ses mèches d’un noir profond, son air gentiment naïf ?
Je suis un veinard, j’ai assisté à leur rencontre. Très impressionnant. Il n’a vu qu’elle, parce qu’elle lui échappait déjà et qu’il pressentait qu’il en serait, au fond, toujours de même et elle n’a vu que lui parce qu’elle n’attendait rien d’autre, à cet instant, qu’un homme auquel elle puisse s’offrir. J’ai tout de suite su comment cela finirait.
Aussi n’ai-je pas été surpris lorsque la providence a fait de moi l’involontaire témoin de leur premier baiser. Cela remonte à trois jours. C’était attendu, j’en conviens, mais imprévisible avec exactitude. Ces effusions relèvent toujours un peu du hasard.
C’est elle qui a choisi le moment. Ils revenaient de se baigner. Peut-être l’a t-elle pris de court ou peut-être même n’y croyait-il plus du tout, toujours est-il qu’il a eu l’air totalement soufflé quand elle a gobé sa bouche.
Une attitude qui m’a, je dois le reconnaître, quelque peu agacé. Comme un homme aussi charmant peut-il douter, ne serait-ce qu’une seconde, du succès de son entreprise ? Semblait-elle à ce point inaccessible ou se refusait-il à la brusquer ? C’est un mystère sans importance... Ce qu’il faut retenir, c’est que leur histoire aura duré trois jours.
Aujourd’hui, à l’aube du quatrième, je suis de retour sous mon parasol. Une brume de chaleur rend confuses les montagnes et c’est comme une impardonnable altération de la beauté. J’y suis très sensible. Je suis là, au milieu de ce paradis terrestre,et on pourrait croire que je somnole. En fait, je guette Mario. Du coin de l’œil.
Il attend Clara, elle est très en retard, et je le sens désemparé. Si je ne tenais pas tant aux convenances, peut-être devrais-je aller lui dire que Clara ne viendra pas. Elle l’aurait volontiers rejoint, bien sûr, si je ne l’avais pas enfermé dans notre chambre. Je suppose que j’en ai le droit. Après tout, c’est ma femme.
Sans doute Clara m’en voudra t-elle quelque temps mais je crois qu’au fond, elle n’est pas fâchée d’avoir évité la scène de rupture. J’imagine qu’il n’est pas aisé pour une femme - fût-elle comme la mienne dénuée de tout scrupule - d’avouer à son amant qu’on lui préfère l’argent du plus répugnant des nababs...
Le risque, bien entendu, c’est que Mario insiste. C’est très masculin. Il ne faut pourtant jamais insister, avec moi. C’est inutile. Et dangereux. C’est ce que tenteront de lui expliquer les deux jeunes gens que je viens de lui envoyer. D’excellents professionnels. Un peu expéditifs, mais, si j’en juge par ce qui reste du dernier soupirant de mon épouse, d’une redoutable efficacité... Je sais ce que vous pensez : Nous aurions peut-être pu en discuter, d’homme à homme. Mais que voulez-vous… Je ne sors jamais de sous mon parasol.
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Alain Emery est l’auteur de neuf recueils de nouvelles (dont, D’aussi vastes déserts, aux éditions de la Tour d’Oysel, finaliste du prix Boccace 2014), de sept polars et d’autres ouvrages (livre d’art, chroniques, livret de souvenirs). Il a publié en revue (Matricule des Anges, Brèves, Hopala…), participé à des anthologies (Ici et là, en Bretagne aux Editions Keltia Graphic, Remix aux Editions Hachette) et signé des fictions pour Radio France. Il anime aussi des rencontres en bibliothèque autour de Giono, Faulkner, Cendrars...
Son actu > La biographie Jack London, un ogre au cœur d’argile ; un journal de bord de l’année 2015 évoqué dans nos pages ; le recueil de nouvelles Sept histoires sur fond noir (chronique du crime de la première moitié du 20e siècle) publié à l’occasion du festival Noir sur la ville ; une publication dans l’ouvrage collectif Longères, bombardes et ressacs (15 nouvelles en Morbihan).
Présence de l’auteur les 19 et 20 novembre 2016 au festival Noir sur la ville. Dédicace samedi 10 décembre au Forum des Champs à St-Brieuc.
www.wikipedia.org - FB : alain.emery.3